Roman post-apocalyptique, survivaliste, bible écoféministe ? Une chose est sûre : ce livre publié en 1963 vous saisit. Le Mur invisible vous plonge dans une étrangeté certaine, un monde imaginaire très puissant, tout en faisant jaillir en vous des pensées totalement contemporaines.
Couverture du roman Le Mur invisible de Marlen Haushofer : une femme dans les bois

L’histoire d’une survie en pleine nature

Une femme, la narratrice, accompagne pour quelques jours seulement un couple d’amis dans leur pavillon de chasse situé en forêt. Le couple s’absente quelques heures. Les quelques heures se prolongent indéfiniment. Et le court séjour de ressourcement se transforme en expérience extrême.

Un mur invisible est apparu pendant la nuit. Une catastrophe surnaturelle dont on ne saura rien. Attaque nucléaire ? Ce roman écrit durant la guerre froide pourrait amener le lecteur sur cette piste.

« À cette époque, on parlait beaucoup d’une guerre atomique et de ses conséquences ».

Ce mur l’isole du reste du monde. La fuite est impossible. Deux solutions : la mort ou la survie. Ce retour forcé à l’état de nature amène la narratrice à lutter pour survivre.

Il y avait un projet initial : « jouir un peu du calme, après l’agitation de la ville ». Puis un mur a surgi dans la nuit. Un mur invisible. Le roman pourrait tourner au fantastique. Pourtant, à part cette frontière que l’on met rapidement de côté, le récit s’arrime au réel, prend racine dans le tangible, la terre, la montagne, le cycle de la vie.

L’écriture comme élan vital

La narratrice dont on ne connaîtra pas le nom écrit son journal de bord. Les animaux étant les seuls êtres vivants qu’elle va désormais côtoyer, écrire sera pour elle une manière de rester humaine. Ce livre est un long monologue intérieur. Un huis clos mental de plein air.

« Aujourd’hui cinq novembre je commence mon récit. Je noterai tout, aussi exactement que possible. Pourtant je ne sais même pas si aujourd’hui est bien le cinq novembre. »

« Je n’écris pas pour le seul plaisir d’écrire. M’obliger à écrire me semble le seul moyen de ne pas perdre la raison. »

L’écriture l’ancre et lui permet de ne pas sombrer dans la folie. Pourtant, la notion du temps vacille d’emblée et la récurrence du chiffre trois nous transporte dans un conte. Elle aurait dû rester au chalet trois jours. Ils ont mis trois heures pour s’y rendre. Le chalet compte trois petites chambres. Etc.

Au gré de l’autrice, le lecteur fera quelques excursions dans le monde onirique, mais le plus clair de son temps, il le passera au côté de la narratrice, dans une réalité sévère, aiguisée, qui laisse peu de place aux rêveries (tout comme les promenades, réservées aux philosophes marchant en milieu non hostile, à l’instar de J-J Rousseau).

Et puis, nous apprendrons à la fin du récit quel a été le déclencheur de l’écriture chez la narratrice. L’élément qui rendra l’écriture vitale.

Les animaux et la place de l’humaine

Les animaux lui seront autant une charge qu’un maintien à la vie. Lynx deviendra son fidèle compagnon.
La place de l’être humain dans la nature est maintes fois questionnée dans ce récit.

« Il n’y a que moi dans la forêt qui puisse être juste ou injuste. Moi seule peux faire grâce. Parfois je préfèrerais que le poids de la décision ne repose pas sur mes épaules. Mais je suis un être humain et je pense et agis comme tout être humain. Je n’en serai délivrée que par la mort. »
Elle réalise aussi que tuer est plus facile que prendre soin.

C’est l’histoire d’une femme seule au milieu de cette nature débarrassée des hommes, de son ensauvagement autant que de sa prise de conscience que sa nature d’être humaine est immuable.

Ce récit replace l’humain à sa juste position au sein d’une nature puissante. Et le constat de l’échec de l’ouvrage des hommes y est prégnant.

« Les orties continueront à pousser, même si je les arrache cent fois, et elles me survivront. Elles ont tellement plus de temps que moi. […] Quand mes pensées s’embrouillent, c’est comme si la forêt avait commencé à allonger en moi ses racines pour penser avec mon cerveau ses vieilles et éternelles pensées. Et la forêt ne veut pas que les hommes reviennent. »

Si ce type de récit vous attire, découvrez aussi Croire aux fauves de Nastassja Martin.

Le temps

Le temps s’est figé derrière le mur alors qu’il continue de s’écouler dans cette forêt. La narratrice a ses repères, mais la durée s’étend à loisir, se déploie jusqu’à outrance. Tant et tellement qu’elle se demandera si le temps ne se serait pas arrêté.

« Je me demande où est passée l’heure exacte, depuis qu’il n’y a plus d’hommes. Parfois me revient à l’esprit l’importance jadis de ne pas arriver cinq minutes en retard. La plupart des gens que je connaissais faisaient de leur montre une sorte de divinité et même moi je trouvais cela tout à fait raisonnable. »

L’esclavagisme mis en place par le temps artificiel des hommes, ce temps « haché par le tic-tac des horloges », frappe le lecteur. Remplacez l’horloge par le smartphone et le tic-tac par les notifications et vous y êtes.

La féminité

Il n’est pas étonnant que ce roman soit cité par les féministes.
La place de la femme dans la société des années 60 y est questionnée. Ainsi que ses attributs féminins qui deviennent si futiles en pleine nature.

« Mes mains toujours couvertes d’ampoules et de durillons étaient devenues mes principaux outils de travail. J’en avais depuis longtemps retiré les bagues. Qui aurait l’idée de décorer ses outils avec des bagues d’or ? Il me semblait absurde et risible d’avoir pu le faire auparavant. […] j’avais perdu la conscience d’être une femme. […] Parfois j’étais une enfant qui cherchait des fraises, puis un jeune homme qui sciait du bois, enfin, assise sur le banc, Perle sur mes genoux […] je devenais quelqu’un de très âgé, sans sexe défini. »

La frontière invisible entre homme, femme, adulte, enfant, animaux, humain devient poreuse.

Le Mur invisible et la ligne claire d’un récit lucide

Comme cette frontière invisible qui la sépare du monde d’avant, le style de l’autrice est translucide. Ce roman nous transporte. Sa lecture est rapide. Pas d’acrobatie stylistique. Aucun surpoids, aucune fioriture. L’essentiel à bout portant. Une course effrénée vers la dernière page. Une ode à la vie.

« Je n’avais que cette petite vie et ils ne m’ont pas laissée vivre en paix. »

Fait assez rare pour être souligné : j’ai vu le film avant d’avoir lu le livre. Et pour cause, je n’avais jamais entendu parler de cette écrivaine autrichienne avant d’avoir lu son nom sur le générique de fin de ce film qui porte le même nom que le roman. Vous me suivez ? Bref. Après avoir vu ce film, je n’avais qu’une seule envie : lire le roman. C’est chose faite ! Désormais, il ne me reste plus qu’à explorer ses autres livres.

Film de Julian Roman Pölsler sorti en 2012 dans lequel joue Martina Gedeck.

Le Mur invisible aux éditions Actes Sud.

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