Pour démarrer cette série de portraits de marcheurs (en attendant les marcheuses !), voici Jean-Jacques Rousseau, le promeneur solitaire. Quel type de marcheur était-il ?

Estampe de Jean-Jacques Rousseau dans la nature, assis sur des pierres, un livre à la main.
Portrait de Jean-Jacques Rousseau, estampe d’Hippolyte Huet. Source : gallica.bnf.fr

Jean-Jacques Rousseau, promeneur au-dedans de soi

Dans la cinquième promenade des Rêveries d’un promeneur solitaire, Rousseau fait le récit de son séjour sur l’île de Saint-Pierre, qui se trouve sur le lac de Bienne. Ce lieu qui « [l’] a rendu si véritablement heureux » est donc une île, c’est-à-dire un espace circonscrit, qu’il est simple de connaître rapidement en son intégralité. L’espace ainsi connu peut être maîtrisé et rien ne viendra perturber la tranquillité du solitaire.

Rousseau marche pour s’« examiner dans le mensonge », comme il l’explique au début de la quatrième promenade. Il a donc une longue conversation avec lui-même, qui ne pourra trouver aucun objecteur, aucun obstacle sur le chemin de sa promenade, qui n’est que constance, lenteur et léger balancement régulier.

Un solitaire qui tourne en rond

Jean-Jacques Rousseau nous expose son aversion pour la conversation (avec un interlocuteur cette fois) :

« Sa marche, plus rapide que celle de mes idées, me forçant presque toujours de parler avant de penser, m’a souvent suggéré des sottises et des inepties que ma raison désapprouvait et que mon cœur désavouait à mesure qu’elles échappaient de ma bouche, mais qui précédant mon propre jugement ne pouvaient plus être réformées par sa censure. »

Appréciez au passage le mouvement de cette phrase qui se déroule lentement, avec élégance, s’allonge puis se clôt après avoir développé en son intégralité la pensée unique qu’elle contient. Cette phrase, sans doute, Rousseau a dû la forger lentement. Les « moments imprévus et rapides » le déstabilisent. Ce solitaire aimerait pouvoir faire des « impromptus à loisir », comme il nous l’indique dans ses Confessions. Et en marchant ainsi dans son île, il souhaiterait avoir le plaisir de la découverte sans le vertige de l’inconnu.

Rousseau ne se laisse pas aller au monde qui l’entoure, sa marche est rhétorique et il part dans la nature avec les soucis d’un homme du monde, il ressasse.

Un espace arpenté, un esprit affairé

Il se promène et herborise en rapportant le fruit de ses glanages qui ne laissent rien au hasard :

« J’entrepris de faire la flora petrinsularis et de décrire toutes les plantes de l’île sans en omettre une seule, avec un détail suffisant pour m’occuper le reste de mes jours. »

Il ne rentre pas de ses promenades délesté, mais les bras chargés de ses récoltes. Il ne s’abandonne pas, mais demeure constamment dans le contrôle, à l’image de l’espace borné qu’est une île qui connaîtra toujours une barrière liquide à son désir d’expansion.

Une démarche de peintre plus que de marcheur

Au début de la cinquième promenade, il décrit les lieux en les comparant à d’autres sites :

« Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romanesques que celle du lac de Genève […]. S’il y a moins de culture de champs et de vignes, moins de villes et de maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d’asiles ombragés de bocages, des contrastes plus fréquents et des accidents plus rapprochés. »

Il débute par les rives du lac, puis décrit les deux îles qui se trouvent au milieu, enfin, il fait l’inventaire du paysage de l’île dans laquelle il séjourne :

« On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets et bordés d’arbrisseaux de toute espèce dont le bord des eaux entretient la fraîcheur […] ».

Sa phrase est sage comme une image, sa nature (celle qu’il dépeint) est ordonnée comme un tableau. Rousseau commence par planter le décor avant de s’intégrer au paysage. Ainsi, la découverte du panorama par le lecteur ne se fait pas au fil de la narration, comme une marche le ferait. D’ailleurs, marche-t-il beaucoup ce promeneur ?

Auprès de mon lac, je vivais heureux

Il y a de nombreux passages où l’on comprend que sa posture favorite est d’être assis dans une barque ou dans l’herbe :

« Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation je passais mon après-midi à parcourir l’île en herborisant à droite et à gauche, m’asseyant tantôt dans les réduits […] tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le m’arracher de là sans effort. »

Et un peu plus loin dans le texte, l’affirmation de l’état de repos du corps devient très claire : 

« Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier. »

Tout est douceur, rien ne heurte dans la prose-promenade de Jean-Jacques Rousseau, aucune rugosité, pas de brusquerie, le bonheur s’exprime dans la tempérance et dans la constance.

La promenade qui berce de Jean-Jacques Rousseau

La marche de Rousseau est paradoxalement une marche comme un repos, une marche qui berce, une marche où rien ne bouge, une marche dans le pays des souvenirs, comme l’eau calme d’un lac qui permet, à loisir, d’y contempler son reflet. En même temps, comme dirait l’autre, nous étions prévenus, car ce titre, Les Rêveries d’un promeneur solitaire, n’était pas la promesse d’un récit d’aventure haletant.

Est-ce que la lecture de cet ouvrage vous a donné envie d’aller explorer le monde ? D’herboriser autour de chez soi peut-être ?

Bientôt, vous pourrez lire le 2e épisode de cette série de portraits d’écrivains marcheurs avec, dans un tout autre style, Arthur Rimbaud et son errance forcenée.

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Cet article a 2 commentaires

  1. Barthélémy

    Émilie, comme il est étrange que le souvenir du (premier) confinement me soit venu immédiatement à l’esprit à la lecture de premier paragraphe !
    Ou le bien étrange goût de la liberté circonscrite !

    Et puis pour en revenir à cette marche, « comme un repos, (…), une marche où rien ne bouge », c’est aussi oublier les mésaventures douloureuses de Rousseau lors sa brève rencontre avec un chien…

    1. l'accent

      Ah ! ah ! oui. C’était pas sur l’île, mais à Paris, je crois.