Après le passé ressassé de Rousseau et le futur perpétuel de Rimbaud, voici le troisième portrait d’écrivain marcheur : André Du Bouchet. Le poète emportait un carnet lors de ses randonnées et avait pour habitude de griffonner quelques mots quand la montée se faisait trop rude.

André Du Bouchet Fata Morgana
Couverture du livre d'un trait qui figure et défigure paru aux éditions Fata Morgana en 2015.

André Du Bouchet, poète marcheur

André Du Bouchet s’enfonce dans l’épaisseur de l’instant en laissant entrer l’infini dans la page. Dans l’ajour, comme chez Rimbaud dans Les Illuminations, les phrases sont démantelées, ou plutôt, elles n’existent pas. Il n’en émerge que des fragments. Le poète s’applique à laisser passer les courants d’air, à donner voix au silence.

La porte béante. La montagne. La porte qui donne sur le vent est une bouche.

La montagne sortie de la bouche, elle, comme en retrait,

avance…

Devancée par les nuées

Comme une porte ouverte qui fait entrer l’air ou la lumière, comme un ajour sur la page, Du Bouchet ne referme pas toujours ses parenthèses. La fermeture est ainsi ajournée ad libitum :

« Écrire, quel travail ! » — alors que, mot après mot, il n’a été dans mon sommeil question que d’aligner, en la traçant, une phrase sans nom de niveau à la surface démontée (le tourment ne tient d’aucune façon à la surface, c’est celui de la parole sans surface, de la parole qui n’a pas fait surface encore…

Arpenter l’infini de la page

Le blanc typographique occupe beaucoup de place sur les pages de ce poète.

Et avec ces parenthèses qui ne se referment pas, le lecteur est plongé dans un espace des plus ouverts, sans clôture, l’espace du dehors tout entier.

Les points de suspension laissent la voix reprendre son souffle et le marcheur repartir.

Les mots ont été mis au préalable dans des carnets emportés lors de ses marches, sans prédétermination aucune, les pensées ne sont pas ordonnées, seuls les mots jaillissent.

Yasmine Getz, dans « André du Bouchet : Au bout du souffle, l’entretien infini » (article paru dans la revue Écritures contemporaines) nous explique :

« Du Bouchet a toujours insisté sur le fait qu’il n’a jamais été à la recherche d’un poème, qu’il ne s’est jamais assis à une table pour écrire […] mais que ses poèmes, s’ils sont, bien entendu, le fruit d’un travail, d’une élaboration seconde, proviennent de ces mots notés dans les “carnets de souffle” du poète, lors des Atempause de ses marches, où en effet marcher et écrire se conjuguent, où le pas a mis en route la parole. »

Marcher à l’aveuglette

Mot après mot comme un pas après l’autre dans cette marche à tâtons, Du Bouchet semble vouloir rendre sur la page une expérience existentielle ou sensorielle du monde extérieur de la manière la plus fidèle qui soit, en se gardant bien des usages communs et des effets d’accoutumance, sans esprit de routine. Ainsi, les fragments renferment une densité et les visions sont intenses.

J’écris comme on marche — à l’aveuglette, même en plein jour

Comme on va devant soi, sans songer même à marcher

Extrait de Carnet, Fata Morgana, 1994.

L’avancée se fait à tâtons et par automatisme aveugle, et c’est cette manière de ne pas y penser qui semble faire avancer.

mais

le souffle

que tu ne retiens

pas

est

le tien

quand tu

respires

La plongée dans le monde est totale, mais il ne s’agit pas pour le poète de prendre toute la place, bien au contraire, il rend compte de l’espace et de l’instant en s’efforçant de s’effacer un maximum :

« j’écris aussi loin que possible de moi / à bout de bras »

Extrait d’Une lampe dans la lumière aride, Le Bruit du temps, 2011.

Une écriture en mouvement

« Il y a pour André du Bouchet une continuité profonde entre l’expérience de la marche et celle de l’écriture : “Les phrases elles-mêmes ne sont pas statiques, les mots sont en mouvement, en déplacement. Il y [a] certainement pour moi un rapport entre [le] déplacement physique et ce qui arrive à un mot et à un autre quand on les écrit. […] Il faut que les mots eux-mêmes bougent, que les mots eux-mêmes soient en marche.” L’image que ses carnets et ses poèmes offrent du paysage est celle d’un espace vécu, perçu, parcouru, dans lequel le corps du marcheur apparaît comme un point de partage et de passage entre le proche et le lointain, le haut et le bas. »

Extrait de Michel Collot dans André du Bouchet : une écriture en marche, L’Atelier contemporain, 2021.

André Du Bouchet une écriture en marche

Le poète marcheur effectue des « annotations sur l’espace » (pour reprendre le titre de l’un de ses livres), tâchant de s’écarter du cadre.

C’est donc une poésie de l’écart : l’écart entre les mots sur la page, entre ses mots et le langage courant, et l’écart de celui qui dans la nuit n’avance pas tout à fait droit, mais peu importe puisqu’il ne sait pas où il va, au moins ne pourra-t-il pas se heurter à quelque cloison. L’espace, bien que jalonné (la ponctuation existe, même si elle interroge), n’est pas borné.

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