André Velter est le premier de cette série d’interviews sur le rapport à la marche dans la création. Il nous parle ici de ce que marcher signifie pour lui, ce que cela provoque et convoque en lui et ce qui en découle dans son écriture galopante, autant ailée que terrestre.
La carte
Poète-voyageur
André Velter, né en 1945, voyageur.
Voilà la biographie la plus concise que l’on trouve sur son site Internet. La temporalité est précise, l’espace, quant à lui, reste ouvert aux possibles.
Quant à sa biographie complète, elle donne le vertige. En voici quelques bribes.
Ses nombreux voyages l’ont mené, entre autres, en Afghanistan, en Inde, au Népal et au Tibet.
Depuis 1966, il a publié de nombreux livres de poésie dont :
- L’Arbre-Seul (prix Mallarmé 1990) ;
- Le Haut-Pays (1995) ;
- Séduire l’univers et À contre-peur (prix Apollinaire 2021).
Il a traduit Adonis et Fernando Pessoa.
Il fut l’animateur de l’émission « Poésie sur parole » sur France Culture.
Il a dirigé la collection Poésie/Gallimard de 1998 à 2017.
De nombreux spectacles et albums en collaboration attestent de l’importance qu’il accorde à l’oralité. Il sème la poésie à voix haute, celle qui engage et élève, et l’incarne ad libitum.
Trafiquer dans l’infini
J’ajouterai qu’il est né dans les Ardennes et, hasard ou ricochet du lieu de naissance, Arthur Rimbaud jalonne son œuvre par résurgences régulières.
Son livre sorti en janvier 2023, Trafiquer dans l’infini, fait ouvertement écho à cet homme aux semelles de vent résolu à partir pour « trafiquer dans l’inconnu ».
On y retrouve l’esprit mutin d’André Velter, son nomadisme, sa grande vivacité et son élan magnétique pour l’ailleurs. Toutefois, le voyage se fait également intérieur. Mais tout vrai voyage n’est-il pas toujours une exploration de soi ?
« Il n’est pas nécessaire d’entreprendre pour désespérer : le monde suffit à cette peine. C’est pourquoi rien n’est plus revigorant que de se rayer de la carte et de se retirer des voitures, mais sans renoncer à trafiquer dans l’infini. »
André Velter, Trafiquer dans l’infini, Gallimard, 2023.
Entretien sur la marche avec André Velter
Une seule façon de marcher
1/ Quel est votre rapport à la marche ? Est-ce un rendez-vous régulier que vous vous fixez ou au contraire, de manière tout à fait aléatoire, vous partez marcher quand vous en ressentez le besoin ?
Il faut d’emblée savoir de quoi l’on parle : marcher ne suffit pas à amorcer ni à entreprendre une marche. Pas question de confondre une promenade, une balade, une déambulation, une flânerie, avec ce que j’appelle une marche, même s’il s’agit toujours de mettre un pied devant l’autre.
Si je suis en Provence, j’obéis à l’un des préceptes du poète Georges Perros qui, plutôt que de plancher des heures durant devant une feuille blanche, disait péremptoirement : « quand ça ne vient pas, je vais prendre l’air ! » Il ne s’agit donc pas d’une « marche » mais d’une aération bienfaisante de l’esprit et du corps.
Si je suis à Paris, j’essaie de multiplier les déplacements à pied en usant systématiquement de la Coulée verte (qui me permet de rejoindre régulièrement mon ami Zéno Bianu cours de Vincennes) et des anciennes voies rapides devenues piétonnes (parcours Bastille-St Germain, Bastille-Louvre ou Bastille-Étoile, etc).
Mais la vraie marche participe d’une décision ferme qui exige une préparation minimum, avec l’Himalaya pour seule destination.
Une seule latitude
2/ La marche est-elle aussi importante pour vous lorsque vous ne séjournez pas en Himalaya ?
Non. Comme je viens de vous le préciser assez abruptement, l’Himalaya est devenu, année après année, parcours d’altitude après parcours d’altitude, le lieu-même de la marche telle que je la conçois et telle que je la pratique. Pourquoi un choix aussi exclusif ? C’est sans doute mystérieux. Je pense qu’il y a pour moi, au Ladakh, au Népal, au Tibet, une alchimie qui mêle les expériences et les sentiments, les visions et les intuitions, le soleil levant et les errances de mes frères vagabonds, taoïstes ou autres… Là-bas j’ai toujours l’impression d’avoir rendez-vous avec un je-ne-sais-quoi qui tient de l’inédit et pourtant d’une résurgence secrète. Je suis alors dans l’infiniment proche, comme l’énoncent conjointement Bob Dylan et Zéno Bianu.
Une marche des hauteurs
3/ Depuis quand pratiquez-vous cette marche des hauteurs ?
Depuis mes premiers séjours en Afghanistan, à partir de juillet 1976 et d’un périple au Nouristan qui m’a conduit jusqu’à Diwana Baba, le col du Vieux Fou, une appellation certainement prédestinée ! Mais la véritable « révélation » a eu lieu un an plus tard au Badarshan, au-dessus du col de Sanglich, quand j’ai rejoint un glacier à plus de 5000 mètres. Je parle de « révélation » parce que c’est là que j’ai ressenti, avec une intensité jamais perçue auparavant, cette jubilation qui allie le physique et le mental : les muscles, les os, les nerfs, le souffle, la vue, les pensées, les mots, les musiques et les souverains silences qui montent à la tête, tout cela d’un coup à l’unisson. Les mystiques ont besoin d’un dieu, d’une déesse ou d’un saint pour accéder à l’extase, j’ai découvert dans l’Hindou Koush que la haute altitude suffisait à me mettre dans un état comparable. Afin qu’il n’y ait pas la moindre pollution religieuse, j’appelle ça une jubilation d’être.
Une évasion par le haut
4/ Vous avez écrit À contre-peur durant le premier confinement, au printemps 2020. Bien loin donc de vos voyages en Haute-Asie qui ont donné naissance à bon nombre de vos œuvres. Avez-vous marché durant cette période — ou plutôt circonvolutionné autour de chez vous — ou bien le ciel du Luberon a-t-il suffi à votre évasion ?
J’ai bénéficié d’un « confinement au large » ! Certes les voyages étaient ajournés, mais aux confins du Luberon j’avais la chance de vivre dans une grande maison, au milieu d’une vaste clairière. Bien que sédentarisé de force, je pouvais circumambuler à loisir, avec aux horizons d’un côté le Ventoux et de l’autre le château du Marquis de Sade. Ce n’était pas si frustrant que ça, d’autant que le ciel me rappelait sans cesse en effet combien son pouvoir d’évasion est actif pour peu que l’on accepte de lever la tête.
Une solitude toute relative
5/ Beaucoup de vos poèmes ont un dédicataire. Vos marches convoquent-elles tout ce monde à vos côtés ou bien ces adresses sont-elles pensées au retour ?
Mes amis ne mesurent pas combien ils marchent à mes côtés. Combien je dialogue avec eux dans les contrées extrêmes. Vivants ou disparus, ils sont rarement aussi présents que sur les sentiers de grande solitude. Et c’est d’abord ce que je vis que je leur dédie, avant de les nommer explicitement au fronton du poème qui, parfois, s’est levé en leur invisible et prégnante compagnie.
Quitter pour trouver
6/ Marchez-vous pour quitter ou pour trouver ?
Ce n’est pas ou l’un ou l’autre, mais les deux à la fois ! Il faut beaucoup quitter pour trouver quelque peu.
7/ Que laissez-vous quand vous partez marcher ?
Au mieux, je laisse tout : le fatras de la vie grégaire, ce qui nous cadre, nous infantilise, nous accable de formulaires, de conseils, de principes de précaution.
Partir pour partir
8/ Qu’espérez-vous trouver en chemin ? Et finalement, que glanez-vous en route la plupart du temps ?
Je n’espère rien. Je pars pour partir. Pour accéder à un espace qui a goût d’infini. Pour m’octroyer une respiration plus vaste, fut-ce en ayant le souffle court. Pour vivre à mes risques et périls, par-delà espoir et désespoir. Je ne glane rien, je n’accumule pas, je me déleste. Ma poésie, ni ne glane ni ne glande. Quand elle sonne juste, elle témoigne d’une dépense, d’une danse, d’un abandon.
Des talons à la tête
9/ Ruminez-vous vos vers en marchant ou bien vos pensées surgissent comme des flèches et il s’agit alors de les noter au plus vite avant de les perdre ?
Je ne rumine pas, je laisse advenir. C’est, des talons à la tête, le rythme qui décide. Souvent, je ne note rien et cela se perd. Parfois, au bivouac du soir le rythme revient. Le poème est alors à recopier, comme sur une partition déjà calligraphiée à l’encre sympathique.
Une écriture in situ et à l’oreille
10/ Vous me disiez dans un précédent entretien qu’il n’y avait pas de réécriture de vos poèmes a posteriori (c’est-à-dire après vos séjours). Vous n’êtes donc pas un polisseur. « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage », disait Boileau. Que cherchez-vous à conserver en préservant cet état brut des poèmes ? Ressentez-vous une urgence à dire ?
C’est très orgueilleux : je crois en la grâce ! Et la grâce ne se travaille pas. Elle est de l’ordre de l’évidence. J’en décide à l’oreille. Ou le chant me séduit et j’en garde aussitôt la trace, ou il ne me convient pas et je l’oublie. Il y a aussi une autre raison, décisive et existentielle : reprendre un poème loin de ses bases aurait quelque chose de frauduleux, sans compter que ça détruirait le plaisir initial, plaisir de la surprise, de l’effraction, du foudroiement, plaisir auquel je tiens plus que tout et qui me venge de tout !
❊ Je remercie encore une fois André pour cet échange et sa sympathie.
Visitez le site internet d’André Velter.