La poésie est un monde. Elle peut créer, détruire. Elle peut tout se permettre.
Hanté par la Shoah, Paul Celan balança des obus dans la langue des bourreaux.
Il l’éclata et y mêla des mots hébreux, inventant sa « contre-langue ». À l’inouï, il opposa l’indicible.
Juan Gelman, lui, parlait de « combattre la langue qui combat l’exil ».
Séparé des siens, il trancha ses poèmes à coups de barre oblique, rendant la scansion suffocante. Ce déraciné endeuillé a tordu la langue (la « langua padecida que habla »), lui modelant un nouveau visage. Il créa de nouveaux mots face, là aussi, à ce qui ne pouvait s’exprimer avec la langue commune.
« te destrabajo de la muerte como puedo »
« je te désentrave de la mort comme je peux »
« […] / o palabra muda donde procuro andar contra la muerte / alma que musicàs musica que toda la anchura de la mundo a penas pasa / rota / triste alrededor de lo que me dejaste / noche a pie »
« […] / ou parole muette où j’essaie de marcher contre la mort / âme toi qui musiques une musique qui passe à peine tout l’espace du monde / brisée / elle tristoie autour de ce que tu m’as laissé / nuit à pied »
La poésie peut tout se permettre et la langue devient alors matière à sculpter. Quitte à se faire parfois hermétique. Sa fonction principale n’est pas la clarté du propos au service du plus grand nombre. Il serait d’ailleurs périlleux de tenter de l’enceindre dans quoi que ce soit.
La poésie est un vaste monde, à la fois refuge et saillie.
Extraits de Lettre ouverte de Juan Gelman, aux Éditions Caractères, traduit par Jacques Ancet.
