Ne vous fiez pas à la quatrième de couverture beaucoup trop sage, car à l’intérieur, ça dynamite, ça tire des portraits à la bombe, ça graffe des fresques hautes en couleur. Cinq dans tes yeux d’Hadrien Bels est un premier roman sacrément bien mené avec une écriture particulièrement vivante, bien trempée, épicée à souhait.

Cinq dans tes yeux

La gentrification du Panier

« Sur ces hauteurs de Marseille, les bars branchés et les boulangeries bio sont apparus aussi subitement qu’une poussée d’herpès. La journée, le Venant se balade ici comme un beau-père qui sort de la chambre de ta mère en caleçon. Aujourd’hui, tout le monde dit “les bobos” mais nous quand on était ados, on les appelait les “Venants”. »

Ça commence comme ça Cinq dans tes yeux, ça prend pas de détours, ça tire en plein dans le mille.

Ce roman — largement inspiré de la vie de son auteur — nous plonge dans une Marseille en mouvement, celle des années 90 avec son quartier populaire du Panier et celle d’aujourd’hui, avec son Panier embourgeoisé.

« Prends une photo de classe dans une école maternelle du Panier d’aujourd’hui et une photo de la même école il y a 30 ans et tu verras ! Pratiquement plus aucun Arabe ou Noir. C’est comme si on avait effacé un écosystème, tranquille, en silence. »

Un narrateur en errance

En parallèle, et comme un jeu de miroir, on suit l’évolution de Stress, narrateur et protagoniste de l’histoire. Il y a le Stress des années 90 qui, avec ses potes, tue le temps entre fumage de joints, drague, embrouilles et désœuvrement. Et puis, il y a le Stress d’aujourd’hui qui fréquente la friche La Belle de Mai et ses « emplois subventionnés » qui le font osciller entre « l’envie de [s’] en faire des amis et leur cracher dessus ».

Et le lecteur navigue d’une époque à l’autre, à l’image de ce narrateur toujours entre deux eaux, c’est-à-dire entre deux milieux.

« Pour survivre au quartier j’avais dû travestir mon style, ma manière de parler, de bouger, jusqu’à ma démarche. J’avais gagné mon territoire : un petit bout de banc en bois pour poser mon cul. »

Bien qu’il ait son groupe d’amis, et ce sentiment d’appartenance durement gagné, il semble cultiver, et parfois subir, un décalage permanent.

Marseille, la ville-personnage

Stress évolue, mais pas autant que la ville, que les lieux — véritables personnages du roman aux entrées de scène remarquables — qui eux se meuvent sans tergiverser.

Ainsi,

« Marseille la nuit, c’est des coins sombres avec des gueules aux sourcils froncés, des têtes rasées et des filles qui marchent vite. »

et

« Notre-Dame-de-la-Garde te regardait de haut et elle portait le Vieux-Port en robe de dentelle mazoutée. »

C’est pas commun cette façon de faire avancer la ville et presque stagner le protagoniste. Stress semble parfois englué — comme de vieux murs immuables et témoins de scènes inavouables — alors que Marseille s’anime par tous les bouts, elle fait sa vie, en dépit de ses reproches à lui.

Un style qui décape

Hadrien Bels écrit à coups de punchlines. Et la manière de caractériser les personnages n’est pas en reste. C’est drôle et lapidaire.

« Ces deux racle-fonds traînaient dans la rue comme une bactérie sur une muqueuse. Farouk, torse nu, son nez de chacal, ses muscles secs d’ancien toxico et ses cheveux en arrière. Et le grand Morocco avec sa gueule d’enclume. Deux hyènes avec de la mayonnaise sur la tête et de la harissa dans les veines. Ouvrir des portes à coups de pied, vendre des bouts de bois dans de l’aluminium à des gamins, agresser au cutter, s’incruster dans une soirée de Venants pour foutre la merde. Ces gars-là, c’étaient des métastases. »

On se dit que c’est parfois trop systématique, mais c’est toujours bien vu et bien écrit, alors on en redemande. Preuve en est que l’on ne s’en lasse pas, le difficile choix des extraits à garder pour cette chronique.

Cinq dans tes yeux : un roman sur la place que l’on s’octroie

Et si ce roman est aussi catégorique sur l’évolution de la ville qu’il est hésitant sur celle de Stress — qui semble flotter dans ces eaux internationales : libre, mais toujours profondément seul —, c’est parce que ce livre est aussi l’histoire de la place qu’on s’octroie ou pas dans la société, du rapport que l’on entretient avec son milieu d’origine, de nos transfuges, de nos allées et venues entre nos racines et nos rêves d’émancipation et de nos nécessaires arrangements avec notre identité.

Finalement, ne serions-nous pas tous des Venants ?

Site des éditions L’Iconoclaste.

Découvrez la chronique de Tibi la blanche, le deuxième roman d’Adrien Bels.

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